Rail à Maurice: ce que nous avons perdu et qu’il faudrait restaurer

7 years, 5 months ago - 24 June 2017, lexpress.mu
Rail à Maurice: ce que nous avons perdu et qu’il faudrait restaurer
Il est bien certain que le temps presse. L’encombrement des routes fait que le nombre annuel de morts, victimes d’accidents sur la route, va en augmentant d’année en année : nous avons dépassé la centaine et malgré toute la bonne volonté de la police, elle n’arrive pas à dominer le problème.

Aux «heures de pointe», et mêmes aux heures plus tranquilles, l’encombrement augmente les risques et les accidents se multiplient.

Pour cerner le problème tel qu’il se présente aujourd’hui, analysons les faits assez près dans le passé pour voir comment nous sommes arrivés à nous passer du rail, puis nous verrons plus clairement comment et dans quelle mesure nous pouvons revenir en arrière pour prendre un nouveau départ avec un retour du rail.

Je vous demande d’abord un recul de 50 ans, à compter de la suppression du rail en 1956, date du dernier transport des marchandises. Cinquante ans auparavant, nous trouvons une analyse complète de la situation avec la Commission royale d’enquête de 1909. L’époque n’est pas si ancienne : nos pères étaient nés. C’est eux qui vont vivre la mésaventure, ce sont des hommes de leur âge qui vont prendre des décisions qui, bonnes ou mauvaises, vont s’imposer à eux. En 1935, Auguste Toussaint écrira : «La commission séjourna dans la colonie, jusqu’au 21 août… Le 22 juin 1910, son rapport fut déposé sur la table du Conseil législatif, ce rapport dont les conclusions forment jusqu’aujourd’hui la base des principes de l’administration locale…» Ainsi, malgré les désordres de 1911, malgré la Grande Guerre de 1914-1918, les conclusions de ce rapport perdurent encore en 1935, et soutiendront l’action gouvernementale jusqu’à la Seconde Guerre mondiale qui éclate en 1939.

Il semble nécessaire, avant de voir les effets de la guerre, ce que disaient 30 ans plus tôt les Rapporteurs sur le sujet qui nous intéresse : le rail – Railways. Leurs conclusions se trouvent aux paragraphes 254 à 258 du rapport, écrit dans un si bel anglais, qu’il est inutile de traduire :

254: A glance at the maps appended to this Report will show the distribution of the Government railways, with which the island is well furnished. They consist of single lines, with numerous stations. Their total length is about 120 miles, and their gauge 4 feet 8½ inches. In addition, there is a Government light railway, 10 miles long and 2 feet 6 inches in gauge, known as the Bois Chéri railway.

255: The Northern line, from Port-Louis to Grand River South East, was opened in 1864 and the Midland line shortly afterwards. The Savanne branch was completed in 1877, and the Moka-Flacq line in sections between 1880 and 1893. The Montagne Longue branch was built in 1903 and the Black River line was opened in 1904. In 1907, Sir David Hunter, KCMG, formerly General Manager of Railways in Natal, was sent to Mauritius to examine and report upon the conditions and requirements of the railway. In October of the same year, he submitted a report which showed that an expenditure of at least 200,000 l. was urgently required to place the permanent way and rolling stock in a satisfactory condition, but when we were in the Colony, practically nothing had been done in the direction of carrying out his recommendations. We deal with this question in a subsequent part of our Report in connection with the loan requirements of the Colonial Government.

256: One reason why more rolling stock is urgently needed is the growth during the last ten years of the cane traffic, to which reference has already been made. The rates charged for the carriage of canes were so low as to be unremunerative, but during our stay in the island, the Government decided to raise the rates. Fifty per cent, as from the 1st January 1920 – a decision with which we fully concur.

257: We have recommended elsewhere the establishment of a stores branch for the railway and the abolition of free railway passes for students. We would add that in our opinion the conveyance by rail of public officers or stores should be paid for by the Department concerned at the ordinary rates charged for similar traffic to private individuals. No free passes should be issued to anyone, except the Governor, the Colonial Secretary, and such members of the railway staff as the General Manager considers can properly hold them.

258: The question of possible railway extensions was brought to our notice, but we are unable to recommend any expenditure on this account. Having regard to its size and physical characteristics, the island is extremely well furnished with railways, and the attention of the Government should be directed towards putting the existing lines in good order and maintaining an efficient and profitable service on them, and not to adding to the list of recent extensions which do not pay.

Ces conclusions procèdent principalement du long témoignage, minutieusement scruté du General Manager, Emile Pitot, et de nombreux experts et témoins de tous bords, tels que certains députés. Les conclusions financières sont d’autant plus importantes qu’elles reflètent une situation que l’on va retrouver en certains aspects après la Seconde Guerre mondiale :

262: In regard to the railway, there is a practical unanimity of opinion that a large sum of money must be spent, without any further delay, in order to make the bridges safe, to replace part of the permanent way which is worn out, and to purchase the new locomotives and rolling stock which are required to put the line in a state of efficiency. After reading the reports of the experts and the general manager, and after going all over the line and the workshops with the latter we have no hesitation in recommending that the sum of Rs 4,282,500 (285,000 l.) be appropriated to the railway and expended on the lines proposed in the report of the general manager dated 25th June 1908. The colony is not in a position to find any part of this sum out of current revenue, and it possesses no reserve funds; it will, therefore be necessary to borrow this amount, but, as the whole sum cannot be spent for five or six years, arrangements can be made accordingly.

263: We urge very strongly that the rehabilitation of the railway be undertaken forthwith, and we cannot refrain from expressing our great surprise that this, the most important and valuable undertaking in the colony, should ever have been allowed to get into the condition in which it now is and must have been for years. The rates charged and the practices observed have made it impossible for the Railway Department to show a profit – and as no sum has ever been reserved for depreciation, it might have been kept in a state of the very highest efficiency, with every part of it as good as new. Instead of that, every branch of the Department except the personnel has been starved, with the deplorable result that a great sum must now be spent to make good all the deficiencies.

Comme recommandé, les lignes de la Rivière-Noire et de Montagne-Longue furent supprimées mais toutes les autres bénéficièrent d’un surcroît d’attention : réparation des ponts, changement des rails, et renouvellement des locomotives. Lorsque la route prit son essor, elle trouva en parallèle un rail efficace.

Car la route prit son essor après la Grande Guerre 14-18. Les automobiles firent leur apparition et, sans tarder, les camions et les autobus Les routes changèrent de nature, le macadam se trouva graduellement remplacé par les surfaces asphaltées. Progrès insignes et remarquables, l’île Maurice partageait en cela un changement mondial. Le transport des cannes par le train abandonné dès que les camions purent remplir cette tâche en remplaçant aussi graduellement le transport par tramway des champs à l’usine.

Le transport du sucre vers Port-Louis continua cependant par les «côtiers» comme nous appelions les chasse-marée, et le train qui souvent venait charger le sucre à l’usine au moyen d’une courte ligne auxiliaire (la Commission de 1909 entendit des témoignages sur la concurrence entre les transports par mer et par le rail). Ces trois méthodes – par rail, par mer et par la route – coexistèrent jusqu’à 1939. La guerre vint bouleverser tous les systèmes. Le charbon de terre, indispensable aux locomotives se raréfia puis disparut amenant la fermeture des chemins de fer – à partir de (fin) 1942 si ma mémoire me sert – l’essence se raréfia également mais là, le savoir-faire local remédia à la situation en ajoutant au peu d’essence qui parvenait, un alcool local à base de mélasse de sucre traité dans nos distilleries : le mélange faisait marcher les bus qui prirent alors des noms peints sur toute la longueur de leurs flancs : qui ne se souvient de «Golden Arrow» et de «Paprika» pour y avoir voyagé dans cette abominable odeur de «carburant», ainsi qu’on appelait l’alcool que brûlait les moteurs ? Mais les bus tinrent bon, jusqu’au bout de leurs forces, jusqu’à ce qu’on les jette à la ferraille lorsque les choses revinrent à la normale. On voyageait moins, les hommes s’étant absentés pour aller servir à la Huitième armée dans ces admirables contingents de pionniers qui par leur savoir-faire suivant une habileté acquise particulièrement à la Plaine Lauzun, mais également dans tous les métiers se rendirent indispensables : «Call the Mauritians!» devint la requête que faisaient les «engineers» ou la RAF pendant la dure campagne nord-africaine. Et la Royal Navy lorsqu’un torpilleur, troué dans le port de Tobrouk se traîna jusqu’à celui d’Alexandrie et qu’il fallait rendre étanche au plus vite : «Call the Mauritians!» Ils réussirent à réparer avant que la Luftwaffe ne découvrit le torpilleur éclopé et furent «mentioned in despatches», comme cela leur arriva encore plusieurs fois.

La paix vint. Le charbon de terre reparut et des trains avec. L’essence finit par être vendu dans les stations et l’essor de la route reprit son cours. Alors que le rail périclita, les chemins de fer avaient repris un peu de cet état dans lequel les avaient trouvé les Commissaires de quarante ans plus tôt. Le Rail perdait de l’argent et surtout, après le retard pris pendant la guerre avec le départ de tous les jeunes de Plaine Lauzun, il fallait surtout renouveler le matériel, et le moderniser. Donc, emprunter de nouveau et dans le même but. Comme tout bon fonctionnaire, Maurice Lavoipierre devait connaître le rapport de 1909 et il voyait bien que l’avenir demandait que le présent fasse un effort pour maintenir «the most important and valuable undertaking in the colony». Mais hélas, la route faisait de tels progrès éblouissants en offrant certes des perspectives prometteuses, que le nouveau pouvoir trouva plus facile de faire de l’argent en «bradant» le rail plutôt que de faire des dettes pour le remettre sur pied. «Wait» dirent en vain les Anglais. Mais aujourd’hui, le rail se venge. Les gouvernants se sont d’abord crus obligés d’avoir du «National Transport» sur les routes, puis se rendirent à l’évidence : le rail doit soutenir la route, et les voilà lancés dans l’aventure du «métro» entre Curepipe et Port-Louis.

Faisons court : pourquoi Port-Louis plus que Mahébourg et son aéroport ? Ceci nous conduit à analyser la situation des demandeurs de transport. Toute la population y a droit comme en 1909. Seulement, en 1909, la population se dénombrait en 371 023 habitants (paragraphe 17 du Rapport). Les décideurs de 1950 auraient dû se baser notamment sur ces chiffres qui après la guerre avaient pris l’ascenseur et allaient à grands pas vers le demi-million. Aujourd’hui, nous avons non seulement dépassé le million, mais nous devons aussi constater la présence du million de touristes par an : tout ce monde a besoin de transport et pas seulement de Curepipe à Port-Louis. Le point le plus névralgique se situe à la porte de Mahébourg, terminus de la Midland Line, avec son aéroport. Ensuite, consultez la carte : le Nord et Flacq auraient un nouveau terminus à Mapou et reprendraient l’ancien terminus de Grande-Rivière-Sud-Est qui, de nouveau, servirait également le centre avec les hôpitaux, l’Université et les écoles de Moka. Souillac servirait de nouveau comme terminus proche de la région de Bel Ombre et du Morne, en plein développement touristique. Et à tous ces terminus, le service des taxis vous mettent à la porte de l’hôtel ou autre lieu où vous allez.

Avant de conclure, voyons ce qui se passe en Europe. La France avec son TGV a su concurrencer l’avion par le rail. En Angleterre, voyons ce qui se passe à Oxford : une effervescence de bulldozers. «One result is a new platform and terminus for trains running up and down Marylebone.» Car on ne se contente plus de la ligne menant de Paddington via Reading. «For the past year, Chiltern Railways, a subsidiary of the German and giant Deutsche Bahn has operated trains between London, Marylebone and Oxford Parkway, a new station built by Network Rail and opened in October 2015. Therefore, Chiltern insists that the new platform constitutes the first new rail connection between cities since 1899, effectively reversing a century of railway decline in the UK… The opening of the new platform at Oxford also marks the completion of so called ‘Phase One’ of the eventual re-opening of the old Varsity line between Oxford and Cambridge. ‘Phase two’ will see trains running out to Bedford via Bicester and Bletchley by 2024. ‘Phase three’ (Bedford – Cambridge)… recently received the financial support of central government, to the tune of ₤ 120 million… The old Varsity line connecting Oxford to Cambridge was closed following the ‘Beeching cuts’ in 1967, named after its author Dr Richard Beeching. With the benefit of hindsight, one can argue, that Beeching made a cut too far when he closed this particular line.» (Oxford Today – Trinity Term 2017).

Par ailleurs, le benefit of hindsight montre clairement que la fermeture du rail à Maurice fut une erreur qu’il faut réparer, non avec des demi-mesures, mais avec une planification de grande envergure. Envisager de confier le rail au secteur privé comme en Angleterre : et pourquoi pas une entreprise fondée sur un partenariat avec des transports européens qui ont maîtrisé le rail et acquis de l’expérience ?

Me Raymond d’UNIENVILLE